L’alphabet des couleurs

C’est Rimbaud qui entreprit un jour de colorier les voyelles, sûrement en se rappelant de son enfance qui n’était pas loin. Je parie que d’autres enfants ont joué à ce jeu au fil du temps. Il suffit de se coucher sur le dos pour regarder attentivement les fissures du plafond jusqu’à voir apparaître des formes nouvelles, des couleurs vibrantes, des perspectives inédites.  On a envie de se perdre dans cet univers abstrait, mais qui réserve plus de surprises que celui plus concret dans lequel nous vivons. L’enfant curieux s’intéresse à l’alphabet, ces vingt-six clés qui ouvrent toutes les portes de l’imaginaire. Le poète parvient à caresser de la paume les images qui n’apparaissent que quand on baisse les paupières. Je l’imagine, un dimanche d’ennui fou, couché sur le ventre dans le petit salon de sa mère, à Charleroi, à regarder le plancher de bois jusqu’à voir les couleurs de l’alphabet qu’il transcrira plus tard dans un petit poème devenu célèbre depuis.

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles,

Je dirai quelques jour vos naissances latentes

Il a vu ces couleurs se superposer sur les lettres, et j’imagine qu’à ce moment-là, il n’a vu que des couleurs. On n’a pas besoin de grand chose pour frémir quand on a dix ans. Le délire est venu plus tard et avec lui le reste du poème que personne ne retient du reste. Je connais peu de gens qui vont au-delà de ces premiers vers. On se contente des voyelles et des couleurs. Si Rimbaud était un poète japonais, il aurait gardé ces deux vers car c’est déjà un Haiko. Il en avait l’idée. On le devine quand il dit “je dirai quelques jours vos naissances latentes”. Ça suffit amplement, et surtout ça nous permet de rêver à ce que Rimbaud nous dira un jour à propos de la naissance des voyelles. Mais le goût de dire lui a pris un soir de désoeuvrement, et il n’a pas tenu promesse de silence. Ce silence si dense, caché souvent au cœur du poème, ou qui le suit. Un critique musical a senti que “le silence qui suit la musique de Mozart c’est encore du Mozart.” Ces deux noms, Rimbaud et Mozart, se retrouvent souvent côte à côte dans l’esprit des gens. Peut-être que cette précocité et façon particulière de ressentir les plus subtils tremblements  favorisent tous les frissons. Cela arrive à beaucoup de gens, mais  pas toujours à une telle fréquence et à une si grande intensité. Là où chacun de nous ressent des sensations qui nous font trembler de la tête au pied, ces deux jeunes artistes (le poète et le musicien) semblent faire la sieste au cœur du cyclone où tout est calme. Il faut être d’une folle intrépidité pour se faire un chemin jusque là et, bien sûr, la note est salée.

Rimbaud s’enfuit en Afrique pour échapper à l’ordinaire de la vie d’un poète qui ne produit plus de fruits. Il refusait de croiser le lecteur, cet animal au regard vorace qui attend tout du poète. Il ne voulait plus le voir allonger la main pour cueillir un poème de lui comme s’il n’était qu’un arbre qui vagabonde. Rimbaud a préféré se convertir en marchand d’armes. N’importe quoi d’autre sauf ça. Ça c’est de la poésie. Non, la poésie ne le quittera jamais, ne quitte d’ailleurs jamais personne. Nous sommes fait de cette matière. C’est pour ça que ceux qui voudraient en faire risquent leur peau. Ils entrent vivants dans un volcan en éruption. Césaire est un enfant de La Soufrière. Daniel Maximin m’a jadis fait remarquer que Soufrière est le seul mot de la langue française qui contient les mots frère et soeur. Une humanité en ébullition. Et naturellement Rimbaud voit en A, la première voyelle qui est aussi la première lettre de l’alphabet, un concentré du monde. C’est vrai qu’il donne l’impression d’écrire sous influence, je ne parle pas de drogues car il y a peu de traces de substances illicites dans son œuvre. Cependant, on peut constater les effets quand il note “Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours et, levé, je continuais les rêves les plus tristes.” On connaît ces chutes. Il y a une si grande obscurité dans cette vie si brève qu’on se demande si sa poésie n’est pas une quête de lumière. Van Gogh et Gauguin l’ont cherchée. À partir du moment où Rimbaud l’a trouvée en Afrique, il n’avait plus besoin de poésie. Cette plénitude à être sous le soleil, quand on vient d’un ciel gris, lui fait écrire à propos de la svelte I, si gaie “I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles”. Là où je vois dans cette longue voyelle une girafe dolente et généreuse, Rimbaud épingle un mannequin anorexique qui crache du sang. Quand j’ai appris que Basquiat, ce Rimbaud avec des pinceaux, fonçait à toute vitesse vers le mur en ratant overdose sur overdose jusqu’à la surdose fatale, j’ai conçu le projet imaginaire de le faire venir en Haïti. Je ne pouvais accepter que ce jeune homme, né en 1960, fasse ce sprint vers la mort dans un stade rempli de collectionneurs qui n’espèrent que sa mort afin de faire monter les enchères. Basquiat, mort, arrêtera d’abord de faire de mauvais Basquiat, ces faux qu’il exécutait à longueur de journée pour des acheteurs qui n’attendaient même pas que la peinture sèche pour les emporter, ce qui lui permettait de payer sa coke. Ses dernières toiles, achetées par des banquiers, passaient de son atelier au coffre-fort. J’espérais lui faire goûter le soleil caribéen, mais surtout le présenter à des peintres de rue qui vendaient leur toile à moins de 50 dollars. L’art se nourrit aussi d’humilité. C’est étonnant, oh ce n’est pas étonnant du tout, parce qu’en fin de compte ce silence de Mozart et cette logorrhée de couleurs de Basquiat vers la fin, sont des attitudes similaires. Des enfants avec un nouveau jouet, mais malheureusement ce jouet intéresse trop les adultes qui les entourent. On finit toujours par ouvrir le ventre de la poule aux œufs d’or pour ne trouver à l’intérieur que des organes pareils à ceux de quiconque. Le mystère reste intact. Rimbaud est mort à 37 ans et Basquiat, 27. Peut-être que les couleurs de Rimbaud sont reprises par Basquiat. L’un à Paris, l’autre à New York. Je crois sincèrement que Port-au-Prince les aurait sauvés par cette misère rugissante, cet exceptionnel sens de la survie et ce goût sûr de l’art. Alors pourquoi on n’a pas de Rimbaud ni de Basquiat? On n’a que ça, ce qui nous manque c’est la puissance capable d’imposer nos fulgurances sur la scène internationale. Pour imposer un art, il faut deux choses: l’argent et les canons. J’ai appris dernièrement que si les Pollock et autres artistes abstraits américains avaient triompher sur la scène internationale c’est que la CIA avait usé de son influence et de son argent pour qu’on les admette dans les grands musées occidentaux. C’était durant la guerre froide que les États-Unis voulaient montrer aux peuples des pays de l’Est que les artistes américains étaient plus libres que ceux de l’Europe de l’Est. Tant qu’à ça, je préfère l’hibiscus.

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