Un adolescent américain

Le plus célèbre adolescent américain n’est pas une précoce star du rock, ni un génial joueur d’échecs, ou un basketteur surdoué, c’est un personnage de roman apparu sur la scène littéraire le 16 juillet 1951 – tout est sérieusement documenté dans son cas. Et depuis il s’est fait au moins 65 millions d’amis, je dis au moins si on estime que chaque lecteur se garde de le passer à un autre. Ce qui est inimaginable en Haïti où les livres se promènent comme s’ils avaient des jambes, et où il arrive qu’on découvre un livre qui nous appartient chez des gens qu’on visite pour la première fois. Car s’il est mal vu dans ce pays de rendre un livre qu’on a emprunté, il n’est pas interdit de le faire circuler. C’est ainsi que le livre fait le tour de la ville en espérant un jour rentrer au bercail.

Il faut dire aussi que pour les Américains ce roman occupe une place si importante dans leur psychée qu’ils le conservent parfois toute leur vie comme un talisman. C’est souvent tout ce qu’ils gardent de leurs années de “high school”, l’équivalent du lycée. Dans cette société si matérialiste, avec un sens peut-être déformé mais certain du spirituel, ce livre et son auteur ont tout pour fasciner des adolescents impressionnables. Et ces derniers, plus tard, le refilent à leurs enfants comme une sorte de photo de leur sensibilité.

Mais qu’est-ce qu’il y a dans ce livre et surtout que trouvent-ils à ce mystérieux J.D. Salinger? C’est un écrivain étrange qui, à part deux ou trois fois, n’est pas paru en public depuis l’époque qu’il publiait ses fascinantes nouvelles (Un jour rêvé pour le poisson-banane ou Franny et Zooey) dans le New Yorker. Il refuse de se laisser photographier, ne donne pas d’interview, fait des procès à ceux qui voudraient écrire son autobiographie, a vécu en ermite une grande partie de sa vie dans l’État du Vermont, professe un mode de vie strict de végétarien avant la lettre, entretient des rapports difficiles avec les femmes, et ne lit que les gourous indiens qui conseillent d’adopter un rythme différent de celui de notre époque survoltée. De plus, Salinger ne publie qu’à compte-goutte. Voilà un minimaliste dans un univers si obsédé par la surconsommation.

Son personnage principal, Holden Caulfield, est un adolescent qui ne parvient pas à s’adapter au monde dans lequel il évolue. Holden, au moment où il entame ce long monologue plaintif qui constitue la trame du roman, vient d’être renvoyé de son lycée. Il est brillant, mais refuse d’accepter les codes de la société, ce qui le met souvent en difficulté d’adaptation. Il observe avec une terrible lucidité toutes les attitudes hypocrites de son entourage depuis le directeur jusqu’à ses camarades de classe. Le jour des rencontres avec les parents, les repas à la cafétéria sont toujours plus copieux, afin de rassurer ces derniers qui ont l’habitude de poser la même question à leur gosse: « Qu’as-tu mangé ce midi?” Et le directeur de converser longuement avec les parents moins fortunés pour qu’on le perçoive comme un homme bien. Toute cette hypocrisie donne envie de vomir à Holden.

Il quitte l’école mais  n’a pas envie de rentrer tout de suite chez lui pour ne pas avoir à raconter qu’il s’est fait encore une fois mettre à la porte. Il parcourt Manhattan en taxi ou à pied avec cette boule dans l’estomac. Il se croit cool mais on voit bien que ce garçon file un mauvais coton, pour dire les choses brutalement, il fait une dépression nerveuse. Oh, c’est une histoire qui a commencé avec le départ de son grand-frère, la mort de son petit frère, il ne lui reste que sa petite sœur qui l’adore et qui semble être la seule personne avec qui il a un vrai contact dans la vie. Il y a aussi cette fille dont il est amoureux, mais enfin c’est la fille du directeur du lycée d’où il vient d’être renvoyé. Ce qui tracasse ce jeune Ulysse, si semblable au héros grec, qui n’arrive pas à rentrer chez lui, c’est la vulgarité du monde. L’argent semble tout corrompre. Même l’art est commercialisé. Il se sent moins chez lui à chaque nouvelle étape. Il sombre dans la nostalgie, et passe son temps à rejouer une partie de baseball avec son jeune frère mort. Dehors, il ne fait pas beau vivre. Dedans l’attend la déception de ses parents. Phoebe, sa petite sœur, reste son unique consolation.

Holden est un indécis, en apparence, car s’il ne sait pas ce qu’il veut, il sait parfaitement ce qu’il ne veut pas. Si on se demande pourquoi ces Américains adorent autant les sectes religieuses, les rapports avec les gourous, les voyages en Inde, il faut lire L’attrape-cœurs de Salinger. Le style est vivant, précis et lumineux malgré la noirceur du fond. Par moment on a l’impression de plonger dans une piscine d’eau froide en pleine canicule pour ressortir neuf, comme après un baptême. Ce livre, à sa sortie, avait irrité les écrivains de l’époque, qui ne s’attendaient pas à trouver un rival dans ce mince roman un peu larmoyant. Norman Mailer reprochait à Salinger de faire retomber dans l’adolescence le roman américain. On n’était plus dans la lignée de cette littérature musclée d’Hemingway, de Dos Passos ou de celle plus ouvertement sexuelle de Miller ou même de celle plus engagée de Steinbeck. Salinger questionne la fausse virilité de ces écrivains et signale d’une certaine manière que l’Amérique n’a pas fini de régler ses problèmes d’adolescence.

Quand on voit la manière dont Trump dirige cette nation, on se demande s’il ne s’agit pas véritablement d’un pays où le prince est un adolescent enfermé dans une salle de machines à jouer. Toute cette violence, ce n’est que pour cacher une faille émotionnelle sismique. On comprend alors pourquoi l’écrivain préféré de Salinger n’est pas Hemingway, mais Fitzgerald, celui-là même qui a dit que “Hemingway et moi, on a tous deux échoués de la même manière; lui, par la mégalomanie, moi par la mélancolie.” Holden est un mélancolique, comme Salinger ou Fitzgerald. C’est cette adéquation entre l’auteur et le personnage qui a fait croire au lecteur que L’attrape-cœurs est un roman qui dit vrai. Ce qui est étonnant, si on oublie les millions de lecteurs, c’est que cette petite histoire d’une fugue d’un adolescent new-yorkais soit devenue un classique d’une littérature qui ne reconnaît aujourd’hui que des romans volumineux où les scènes de violence alternent avec une sexualité hurlante. Le récit de Salinger, paru en 1951, étant une des rares œuvres de cette époque à la morale pudibonde, à avoir traversé aisément ces dernières décennies tumultueuses d’une Amérique qui n’arrête pas de se muer comme un serpent de mer.

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